J'avais 22 ans. J'ai rencontré Lewis d'une façon assez originale : j'étais en vacances à Chamonix avec mon amie Ariane. Un soir nous sommes allées manger une fondue dans un petit restaurant très chaleureux. Le vin blanc nous donnait chaud. Dans un élan loufoque, nous avons décidé qu'à chaque fois que l'une d'entre nous ferait tomber son petit bout de pain dans la gamelle, elle aurait un gage, comme dans Astérix. Ariane, déjà ivre, a perdu le sien dès la première tentative, et je lui ai donné comme gage d'aller embrasser tous les barbus du restaurant (il y en avait plein !).
Bien sûr, lorsque j'ai perdu mon petit bout de pain, je me suis vue infliger le même genre de punition : je devais embrasser tous les autres !
Parmi eux il y avait Lewis, un grand Américain aux yeux bleus. Il a vu une petite nana éméchée se précipiter sur lui en hurlant de rire, il a du trouver cela "terribly french and amusing" et dès le lendemain nous dînions ensemble.

Lewis était la caricature même du businessman. Il en était presque drôle. Et touchant aussi. Qui pouvait bien se cacher derrière ce complet-cravate-sourire dents blanches ?
Je l'ai su rapidement. Il parlait fort, avec son accent.

- J'ai une grosse société de conseil à Washington. 10 millions de dollars de chiffre d'affaire. Je dirige 95 personnes...
- Ha ! Formidable !
- Je suis parti de rien mais aujourd'hui je suis à la tête d'une vraie fortune, parce que je suis tunace... C'est comme ça qu'on dit non?
- Tenace.
- C'est ça, tenace, je ne lâche jamais. Il n'y a que ça dans la vie, être tenace, et on obtient tout !  J'ai pu me payer mon yacht, il est à Miami Beach, et j'ai une immense maison.
- Ha ! Fantastique !
- Oui, je suis très heureux. J'ai fait construire trois piscines, une couverte, deux dehors. Et puis j'ai des chevaux, c'est ma passion.
- Ha ! Fantastique !
- Oui, j'ai la vie que je voulais.
Je voyage dans le monde entier, je vais monter une nouvelle société à L.A. cette année, gros business, je vais doubler mon chiffre d'affaire.
- Ha ! Fantastique !
- Je vais m'acheter une maison en France, j'adore la France, c'est si typique. J'ai visité un château dans la Loire la semaine dernière, je peux le prendre.
- Haaa ! Fantastique.
- Et toi ?
- Hoo... Moi...

C'est à peu près la seule phrase que j'ai dite sur moi. Après ça il m'a énuméré le nombre de ses voitures, de ses domestiques, et tous les tableaux de maître qu'il s'était procuré.
Puis on a apporté l'addition. Il a mis ses lunettes et l'a observée sous plusieurs angles.
Il m'a souri et a lâché, désinvolte :
- On partage ?
- Comment ?
- On partage ?
- Heu... Oui...
- Tu comprends je me méfie des femmes, je préfère ne pas trop les inviter, je ne veux surtout pas qu'elles m'aiment pour mon argent !...

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